Benjamin Paulin, son épouse Alice et leurs trois filles viennent d'emménager dans un ancien bâtiment industriel près de la Bastille. Un lieu atypique où flotte l'ombre tutélaire et inspirante de son père, le designer Pierre Paulin.
Par Eric Jansen
C'est un lieu comme Paris en a le secret. Une maison aux allures de loft impossible à deviner depuis la rue. Par une petite porte discrète, le visiteur pénètre dans une cour arborée, au pied d'un immeuble de deux étages aux grandes baies vitrées. « L'ancien propriétaire nous a dit que c'était une boulangerie industrielle qu'il a complètement remaniée », explique Benjamin Paulin, le nouveau maître des lieux. Le bâtiment a pris des allures modernistes, façon Mies van der Rohe. On apprendra plus tard dans la conversation que le lieu était avant habité par Jean-Michel Wilmotte… Et comme un signe du destin, l'architecte connaissait Pierre Paulin. « Je me souviens même être venu enfant dans cette maison », précise Benjamin. Aujourd'hui, un nouveau chapitre s'ouvre avec l'arrivée de la nouvelle génération. Auprès du fils du célèbre designer, son épouse Alice et leurs trois filles Irène, Diane et Adélaïde, dite Ada, qui s'ébattent joyeusement dans ce nouveau terrain de jeux géant. « Nous étions très heureux dans notre appartement, que nous n'avions d'ailleurs pas complètement terminé de décorer, explique Alice, mais je continuais à regarder les annonces et quand je suis tombée sur ça, je suis venue voir par curiosité… Pendant la visite, je me suis aussitôt projetée. Je suis revenue avec Benjamin et pour lui aussi, le lieu se prêtait parfaitement à ce que nous cherchions sans savoir le formuler. »
Une phrase qui prend tout son sens lorsqu'on connaît le parcours que le couple a accompli en une douzaine d'années. Entre Benjamin et Alice, c'est une longue histoire : ils se connaissent depuis l'enfance car la mère de la jeune femme travaillait comme coloriste pour Pierre Paulin dans les années 1970. Après s'être perdus de vue, ils se retrouvent et l'amitié se transforme en amour. Benjamin est devenu chanteur, Alice travaille pour Rick Owens, mais le désir de passer plus de temps ensemble leur fait reconsidérer leur style de vie. Ils aimeraient aussi se rapprocher de Pierre Paulin et de son épouse Maia, qui vivent isolés dans les Cévennes. Au début des années 2000, le designer star des seventies est un peu passé de mode. Plus jeune que lui, Maia, qui a été son associée à la grande époque, se désole de ce désintérêt pour l'oeuvre de son mari. Benjamin et Alice y sont à leur tour sensibles et décident d'oeuvrer à sa redécouverte. Le trio crée une petite structure, dont le but sera la promotion du travail de Pierre Paulin. La société est baptisée Paulin Paulin Paulin… « Cela amusait ma mère, elle voulait faire une allusion aux firmes américaines comme Johnson & Johnson, sauf que l'esperluette, ce 'et' typographique, n'existe pas pour les adresses mail. Alors, c'est resté comme ça. On y voit un écho, le symbole de la transmission et un humour qui nous va bien. » Mais à peine l'aventure démarre-t-elle que s'éteint Pierre Paulin, le 13 juin 2009.
Cette disparition motive plus encore le couple qui contacte les musées, commence à inventorier les pièces et à faire le ménage dans le catalogue des éditeurs… « Il fallait recréer du désir et, pour cela, redéfinir l'image, revenir à l'essence du travail de Pierre, explique Alice. Quand arrivent les ayants droit, personne n'est très content, mais au final, tout le monde est gagnant. » Des collectionneurs, comme Azzedine Alaïa, les soutiennent en leur commandant des pièces qui n'avaient jamais vu le jour. En 2014, Louis Vuitton organise une exposition Pierre Paulin pendant la foire Art Basel Miami et le retentissement est énorme. L'adéquation entre maison de luxe pointue et design innovant est parfaite et, comme le souhaitait Alice, Pierre Paulin redevient désirable. La publication d'une monographie, une exposition chez Emmanuel Perrotin et une rétrospective au Centre Pompidou en 2016 remettent définitivement le designer en pleine lumière.
Un petit salon dédié à Pierre Paulin avec le canapé «Alpha», le canapé «ABCD», la table basse «Cathédrale», la bibliothèque «Elysée» et un tapis vintage.© Eric Jansen
Il est vrai aussi que l'effet de mode joue en leur faveur : les créations des années 1970 intéressent à présent beaucoup le marché. Pierre Paulin est parfaitement en phase avec la tendance et le couple a pris conscience qu'il existait des amateurs prêts à payer le prix pour des pièces iconiques. « Mais attention, nous ne sommes pas devenus éditeurs, précise Benjamin. Nous donnons vie à des projets restés dans les cartons, comme la 'Déclive', le 'Tapis-Siège', l'ensemble modulaire 'Dune', car ils étaient alors trop chers à produire pour un éditeur industriel. Nous continuons aussi l'édition de pièces historiques dont la série n'est pas encore épuisée, comme la table 'Cathédrale'. Chaque cas est particulier. »
On comprend mieux leur besoin d'espace… Cette maison est ainsi devenue un temple dédié à l'oeuvre de Pierre Paulin. Il faut dire que la sobriété de l'architecture ne pouvait mieux convenir aux pièces emblématiques que le couple rachète quand il le peut – la rançon du succès… – et aux nouvelles éditions. Dans la cour, sous les feuilles mortes, l'amateur éclairé reconnaît la table « Miami » produite pour l'exposition de Vuitton. Premier coup de coeur, avant de découvrir au salon le « Tapis-Siège », dont les coins se relèvent pour faire office de dossiers, et la « Déclive », cette gigantesque chaise longue que Pierre Paulin ne connut qu'en prototype. Les filles adorent s'y lover. Et que dire des chaises et de la table de la salle à manger qui rappellent celles de Georges Pompidou à l'Elysée en 1972… « Il y avait eu à l'époque une tentative de mise sur le marché, mais avec des modifications. Celles-ci sont produites par nous, à l'identique. »
Au premier étage, même hymne au design confortable et gai de Pierre Paulin avec le canapé « Alpha », la table basse « Cathédrale » de couleur orange – une édition limitée à douze exemplaires -, la bibliothèque « Elysée » et un tapis vintage. « Il s'appelle 'Jardin à la française' et a été réalisé pour le Conseil économique et social. » Dans le bureau, les chaises « F050 » sont des éditions, tout comme le fauteuil « Groovy », un modèle historique que le couple a récupéré auprès de l'ancien éditeur. « Il n'était pas bien exploité. » Mais le plus beau reste à venir : le gigantesque sous-sol a été aménagé en showroom où sont mises en scène des merveilles. Fauteuils « Alpha », module « Dune » et, surtout, un autre meuble présidentiel, le bureau conçu pour François Mitterrand. « Il n'existe que deux exemplaires, conservés au Mobilier national. En partenariat avec celui-ci, nous allons lancer l'année prochaine son édition. Nous proposerons également le fauteuil et la table basse qui vont avec. »
Moment de détente sur le «Tapis-Siège», dont le prototype est au centre Pompidou.© Eric Jansen
Pierre Paulin ne pouvait souhaiter plus ardents ambassadeurs. À peine étaient-ils installés dans la maison qu'ils l'ouvraient pour les VIP de la foire Paris+ par Art Basel. Des collectionneurs d'art contemporain pas insensibles à ce genre de design… Au-dessus du module « Dune », le curateur Lawrence Van Hagen avait accroché une oeuvre d'Anish Kapoor. Et dans le salon, les néons de François Morellet semblaient avoir toujours dialogué avec les canapés « Big C » et « Baby C ». « Mais nous n'allons pas pour autant nous transformer en galerie, nuance Benjamin. Nous souhaitons simplement créer un lieu ouvert à la création et à la rencontre. » Une démarche qui a un modèle : « Nous aimerions reproduire ce que nous avons ressenti chez Azzedine Alaïa, explique Alice, l'ambiance qui régnait dans sa maison, l'hospitalité, la générosité, le mélange des gens, l'écoute. Il n'y a pas qu'Instagram dans la vie. » On ne peut que saluer cette belle ambition.
Eric Jansen
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